Pour une dialectique des territoires
This voyage towards the expanded dimension of the being
(1)
(Anton Roca)
D'entrée de jeu, l'uvre d'Anton Roca affiche son caractère
prolifique, insistant, telle une soif insatiable de connaissance et
de dépassement. Son parcours des vingt dernières années
se nourrit en effet d'une attitude réflexive intense transmise
à merveille par la signature sigle adoptée par l'artiste
en 1986: Mental Permanent Factory (Manufacture Mentale Permanente).
Toute l'uvre d'Anton Roca consiste en une réflexion profonde
sur l'identité du sujet contemporain. Ce questionnement majeur
qui a marqué de manière plus urgente la pensée
occidentale des deux dernières décennies2 trouve ici un
lieu d'occurrence d'une grande singularité. Elle résulte
en une écriture à la fois ambitieuse et paradoxale : intuitive
et rigoureuse, conceptuelle et témoignant cependant d'un grand
contrôle de la matière, exprimant la beauté de la
nature humaine tout autant que l'inadéquation de ses velléités.
L'étendue des recherches entreprises par l'artiste depuis le
début des années 80' est en effet impressionnante si ce
n'est du vaste éventail des disciplines et des médiums
explorés : de la peinture à l'installation, en passant
par la performance et la création sonore. Mais ce qui frappe
d'abord et avant tout est l'utilisation de soi comme médium et
lieu d'investigation. Les matériaux de prédilection d'Anton
Roca, ce sont sa propre conscience, son propre champ perceptif, son
propre corps.
Le parti pris de cette exposition intitulée Être, à
colliger plusieurs projets de création réalisés
depuis 1999 autour du thème du corps, m'apparaît donc d'une
grande pertinence. Le corps comme véhicule privilégié
d'un sujet à redéfinir, constitue l'avenue la plus déterminante
de la recherche d'Anton Roca. Le corps comme lieu fondamental d'une
scission entre soi et le dehors. Le corps comme limite à confronter,
pôle et vecteur à investir dans le réseau de ses
fonctions perceptives et de nos tentatives de compréhension du
monde.
C'est comme performeur qu'Anton Roca a initialement abordé la
pratique artistique. Il réalisera au fil des ans de nombreuses
actions ou manuvres. Nourri initialement des manifestations du
mouvement Fluxus, il mettra très tôt en question cependant
le caractère ostentatoire de la performance, en désaccord
avec l'introspection qui lui est nécessaire. Il donne alors à
la présence effective de son corps dans l'espace un statut et
une fonction permettant de réévaluer les conditions de
réception de ces actions et la théâtralité
qui leur est inhérente tout particulièrement en intensifiant
la dimension contemplative. Très tôt aussi, aux actions
directes s'ajoute l'utilisation de la photographie comme constat d'actions
intimes et non visibles. Ce parcours le mènera ultimement à
la conception de projets où la représentation du corps,
plutôt que sa présence effective, sera le lieu non plus
d'une expérience à partager, mais d'une production mentale
(Mental Permanent Factory) menant aux même objectifs.
En 1986, Anton Roca conçoit une série de projets sous
le titre Ràtzia
où des mouvements et gestes éphémères du
corps en relation avec des objets quotidiens donnent lieu à des
traces picturales quant à elles permanentes. On comprend que
l'artiste initie alors tout un questionnement sur la relation du corps
avec son environnement, un corps agissant, fait de chair, un corps vivant,
mais anonyme.
Ce questionnement sur le corps en tant pôle relationnel se poursuivra
jusqu'à aujourd'hui dans une suite d'uvres dont la cohérence
est indéniable. Toute la pratique de Roca s'acharne à
analyser les limites de ce corps, de ses sens et, plus récemment,
de ses origines culturelles, un corps marqué d'histoire et de
mémoire dont l'artiste tente de dépasser les limites identitaires
et sensorielles. La conception d'Anton Roca s'oppose à tous les
lieux communs, à toutes les représentations conceptuelles
admises : nos modes de singularisation du corps, comme expression d'un
sujet à nommer, siège d'une identité qui met le
plus souvent à distance les caractéristiques de l'autre.
Par diverses stratégies de déstabilisation, il posera
tout d'abord la nécessité de mettre en question la place
dominante de l'humain, cette hégémonie qu'il s'arroge
dans le cycle naturel. Il prônera un modèle utopique plaçant
l'humain au même niveau que le végétal, le minéral
et l'animal. Il cherchera à questionner la dichotomie sexuelle.
Il alimentera son désir d'unir le corps au paysage.
Du contexte domestique et quotidien qui l'amène à mettre
en scène un corps et les objets qui viennent à la rencontre
de ses attitudes et de ses gestes, Anton Roca aborde ainsi, au début
des années 90 une réflexion extrêmement féconde
sur les liens qu'entretient le corps, comme outil perceptif, avec l'environnement
et le paysage. Une oeuvre déterminante à ce titre, intitulée
Parola di
Luogo (1992) et réalisée en Italie sur les
abords du fleuve Marecchia, représente bien ce passage. Sur un
escabeau de fortune, l'artiste se tient là, avec abnégation.
Une silhouette sombre, celle d'un homme vêtu d'un manteau de ville,
comme une présence incongrue, un voyageur passé par là.
Dans une attitude d'observation minutieuse, il restera pourtant là
un bon moment à nommer de qui l'entoure, plus spécifiquement
ce qui se loge dans son champ de vision, les composantes de ce paysage
qui se pose devant lui et que son regard définit. L'acte de nommer
demeure ici une tentative de mise en relation du naturel et du culturel.
En 1993, une action intitulée Movimento
Interiore, s'inspire de l'expérience de Parola di
Luogo, mais en en exacerbant la logique. Anton Roca poussera cette fois
l'abnégation jusqu'à rester pendant trois heures, nu et
immobile, devant un chêne ancien. Il devient ainsi l'Humain, un
sujet générique dépouillé de ses attributs.
Il évitera ici toute interprétation et action rationnelles,
laissant le temps et l'expérience lui révéler une
nouvelle dimension perceptive. Il voudra saisir le mécanisme
caché des sens et le lien relationnel qu'ils opèrent avec
le dehors. Anton Roca découvrira que si l'arbre est animé
des mouvements de sa sève, l'homme possède lui-même
un mouvement intérieur dont il ignore le plus souvent la présence
et les fluctuations. Cette action marque une étape définitive
dans le processus visant à dépersonnaliser le corps agissant
et à l'ouvrir à un processus ouvert de transformation.
Jean-Luc Nancy a bien posé que le corps, au sein de la pensée
contemporaine, n'est plus le lieu d'expressivité d'un sujet,
mais identification de positionnements, mesure de distance et de proximités
4. C'est en ce sens, semble-t-il qu'il faudra interpréter la
prégnance de ce motif dans l'uvre à venir.
Dès ce moment, Anton Roca percevra le potentiel d'un travail
sur la représentation qui le conduira à explorer sous
d'autres modes la question des limites corporelles et celles, concomitantes,
de l'identité individuelle. À ce titre, les enjeux actuels
de la production d'Anton Roca se retrouvent à l'état embryonnaire
dès le début des années 80 où l'on voit
en effet apparaître très tôt des modes de représentation
que l'on retrouvera dans les uvres exposées au sein de
cette exposition présentée à Reus. Ainsi, dans
une série intitulée Cànon
R (1985) on voit les premiers signes d'une recherche sur
le concept de canons tel que de nombreuses civilisations l'ont posé
dans leur volonté d'inscrire le corps au sein d'une géométrisation
signifiante, le plus souvent symbolique. Anton Roca analyse les différences
sociétales, culturelles et spirituelles qui induisent ces modèles
de compréhension de l'homme. Cette conscience de la charge signifiante
des représentations du corps l'incitera à proposer sa
propre grille canonique dans une uvre intitulée Nobody's
Body, Canon towards the third millennium (Le corps de personne,
canon pour le troisième millénaire) et réalisée
en 2000. Il s'agit d'une uvre sculpturale, constituée de
cubes alignés au sol afin de reconstituer l'image d'un corps
stylisé. Le processus de fragmentation de l'image vient ébranler
la conception d'un corps s'articulant autour d'un centre et celle d'un
organisme dont chacune des parties se voit accorder une place distincte
dans un arrangement hiérarchisé.
La banalisation des liens organiques du corps, le " corps sans
organes ", constitue l'une des occurrences importantes de la pensée
philosophique de Deleuze-Guattari. Dans Mille Plateaux, les auteurs
proposent le réseau comme représentation conceptuelle
fondamentale à la compréhension de la pensée contemporaine.
Le réseau implique un espace champ marqué par de multiples
circulations, une absence de hiérarchie de ses parties, une ouverture
constante de ses connexions. Ce modèle formel permet entre autres
à Deleuze-Guattari de proposer la conception d'un " corps
sans organes "5, aux limites perméables et toujours en devenir.
Le concept de "corps sans organes", c'est celui d'un corps
constamment en mouvance, en devenir, dans une motivation, un désir
constant de mutabilité. Un flux constant d'intensités
plus que l'organisation de fonctionnalités. Une identité
processuelle dont les états successifs ne sont que transitoires.
Le modèle formel en mosaïque, présent dans Nobody's
Body, se retrouve également dans un montage photographique réalisé
dans le cadre du projet in situ intitulé What's
new in my new Continent? conçu dans le contexte d'une
résidence à la chambre blanche à Québec
en 2001. Les photographies monumentales d'un homme (l'artiste) et celle
d'une femme de même grandeur sont ici fragmentées en de
multiples parcelles qui s'entrelacent afin de former l'image hybride
d'un être réunissant les deux sexes. Cette image représente
un véritable paradigme de la conception d'un corps conceptuellement
en mouvement, d'un corps portant une identité intégrant
la dimension de l'autre. Cette stratégie formelle de l'espace
champ, du réseau, de cette multiplicité et de cette ouverture
soutient un propos posant un doute quant à la détermination
de l'identité individuelle. Elle suscite certes un sentiment
d'inconfort, la perception d'un mouvement non-résolu où
chacune des parties de cette dichotomie demeure distincte. Aucune confusion,
seule une co-présence utopique.
Cette négation d'une conception essentialiste du sujet contemporain
rejoint également le thème du nomadisme que Deleuze-Guattari
proposent comme autre occurrence de leur modèle conceptuel et
que Rosi Braidotti a développé dans le champ de la philosophie
féministe d'une manière plus incarnée :
Nomadims refers to the kind of critical consciousness that resists settling
into socially coded modes of thought and behavior. [&] As an intellectual
style, nomadism consists not so much in being homeless, as in being
capable of recreating your home everywhere. 6
Il n'est pas étonnant que le thème du déplacement,
au sens littéral, mais surtout au sens métaphorique d'une
mouvance identitaire, soit exploitée au sein des uvres
récentes d'Anton Roca, comme un vecteur cohérent de sa
démarche toujours en développement.
Lorsque, à l'invitation de la chambre blanche, il traverse l'Atlantique
pour venir en résidence d'artiste au Québec en 2001, Anton
Roca conçoit son déplacement comme un matériau
essentiel du projet à élaborer, une expérience
dont il doit rendre compte. Conscient des mouvements du navire qui le
porte, il les note et conçoit, à partir du réseau
qu'ils composent, une uvre pour deux voix. Deux étudiants
de l'École de musique de Québec seront appelés
à présenter une manuvre sonore lors du vernissage
de l'installation in situ. Se déplaçant dans l'espace,
cet homme et cette femme unissent leurs voix afin de mettre en visibilité
cette mouvance passée et actuelle qui nourrit le projet de création.
La distanciation du sujet s'accentue au moment où, au cours de
cette manuvre, Anton Roca se fait observateur au même titre
que les visiteurs venus ce soir-là. Déjà, des actions
collectives, telle Minores
- Spazio
della Rimozione (1995), avaient posé de manière
explicite l'artiste comme sujet anonyme et générique,
comme véhicule de transmission d'une voix, d'une expérience.
Le corps de l'autre devient de plus en plus central comme matériau
de création et inspiration de recherches nouvelles.
La présence de l'environnement et du paysage dans cette recherche
sur les lieux du corps donnera aussi lieu à un projet subséquent
d'une grande beauté réalisé en 2002 et intitulé
Corposizione.
Rappelant les portraits en pieds de What's new in my new Continent?,
deux images d'un homme et d'une femme, bien distinctes et non superposées
cette fois, sont imprimées en transparence et posées sur
la paroi fenêtrée du lieu d'exposition. Le paysage semble
pénétrer ce corps dont la matière le prépare
à la plus grande perméabilité. Ces corps-paysages
soutiennent l'élaboration graduelle d'un sujet non-narcissique,
générique qui, conservant ses traits distinctifs, n'affirme
jamais son ego, son moi.
Pour Anton Roca, le corps ne nous appartient pas, il est " l'amplification
du corps des autres "7, il est outil de mesure des distances et
des proximités qui façonnent l'image de soi. Par-delà
l'exploration des sens, les nouveaux modes de représentation
possibles de notre individualité, Anton Roca pousse plus loin
sa réflexion sur l'identité du sujet contemporain en évaluant
aujourd'hui les récits politiques d'une nouvelle Europe. Redéfinir
le corps mène inévitablement à une redéfinition
du concept de territoire. La dimension politique de son mode de pensée
lui permet d'ouvrir sa réflexion à des considérations
touchant des critères de race, d'ethnie et de culture.
Dans le projet TavolÆuropa
(2001-2002), autour d'une table rappelant à maints égards
la Dernière Cène, il invitera des femmes, des hommes,
appartenant à des minorités culturelles devant composer
la nouvelle Europe, à échanger et à créer
une zone de " diplomatie planétaire " lors de trois
forums qui auront lieu à Reus, Cesena et Berlin. Ce projet se
veut une réflexion sur l'identité, sur la conscience d'une
individualité en relation à un contexte social défini
en tant que peuple ou nation. " L'identité est-elle question
de choix individuel ou dépend-elle des faits relatifs à
un contexte de naissance ou de vie ? Qu'est-ce qui détermine
le concept d'identité nationale ? Et qu'arrivera-t-il des identités
minoritaires au sein d'une Europe unifiée ? "8. De l'abnégation,
de l'oubli de soi au profit d'expériences fusionnelles, Anton
Roca semble aujourd'hui choisir de passer à une avenue de recherche
où le nomadisme identitaire n'exclue pas l'acceptation des spécificités
individuelles, des " localisations " de cette trajectoire
qui constitue la définition de notre identité comme sujet
en perpétuelle mouvance9. C'est là que le nomadisme, métaphore
pour une redéfinition du sujet contemporain, se distingue du
concept d'errance, qu'il se constitue non pas comme un déplacement
aléatoire perpétuel, mais comme la détermination
stratégique d'une suite de positionnements structurants.
L'identité, et le corps qui en véhicule les signes, demeurent
chez Anton Roca enracinés dans le principe même de circulation,
de transculturalisme et de nomadisme, " un positionnement marqué
par l'extraversion, opposé à toute attitude défensive
et auto-suffisante10. L'utopie, dans ce contexte, loin de constituer
une attitude naïve et vaine, demeure force de transgression, poussée
vers l'ailleurs, la proposition engagée d'une pensée radicalement
autre.
Lisanne Nadeau
Décembre 2002
NOTES
1. Que l'on pourrait traduire par "Ce voyage vers un déploiement
de l'être". Anton Roca, correspondance avec l'auteure.
2.Nous pensons entre autres au moment déterminant que constitue
le passage, chez Foucault, d'une philosophie du pouvoir à une
philosophie cherchant l'émergence du concept d'individu. À
titre d'exemple de cette orientation, voir Le Souci de soi de Foucault
paru en 1984.
3. Voir à cet effet l'important catalogue intitulé Das
Erd Projekt, Danilo Montanari Editore, Ravenne, 1998.
4. Voir entre autre l'entretien entre Chantale Pontbriand et Jean-Luc
Nancy dans Parachute #100, automne 2000, p. 22.
5. Dans cette pensée radicale, les auteurs posent " trois
grandes strates qui nous ligotent le plus directement : l'organisme,
la signifiance et la subjectivation. " Voir Deleuze-Guatari, "
Comment se faire un corps sans organes ", Mille Plateaux, Paris,
Éditions de Minuit, 1980, p. 197.
6. Rosi Braidotti, Nomadic Subjects: Embodiement and sexual difference
in contemporay feminist theory., New York, Columbia University Press,
1994, p. 5, 16.
7. Présentationdu projet Nobody's Body sur le site Web de l'artiste
:
www.arteco.org/antonroca/htm/deposito/ETRE/Nobody/testi/ecanon.htm
8. Anton Roca, texte de présentation du projet, 2001.
9. C'est d'ailleurs la position de Rosi Braidotti qui, inspirée
du concept de " located knowledge " de Donna Harraway, a posé
l'importance d'un nomadisme identitaire constamment nourri d'une expérience
individuelle, incarnée, en mouvance, mais toujours liée
à un positionnement affirmé.
10. Je reprends ici la pensée de Madeleine Grynsztejn dans "
About Place : Recent Art of America ", About Place: Recent Art
of America, Chicago, The Art Institute of Chicago, 1995, p. 11.