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NOBODY'S BODY

Canon pour le troisième millénaire

Le canon comme mesure du corps
Le désir de comprendre le corps humain, de saisir son organicité structurelle et/ou formelle, est un besoin commun à la plupart des cultures, cultures elles-mêmes constituées par différentes formes de regroupement à travers lesquelles l'être humain s'est organisé. Elles partagent un même système de mesure basé sur le principe d'un microcosme contenu dans un microcosme plus large et, ainsi, successivement jusqu'à constituer une séquence à l'infini, une conception selon laquelle cette totalité est le macrocosme où tout est contenu.Le microcosme choisi par la culture égyptienne, par exemple, c'est le poing (1), dont la largeur constitue l'élément de base déterminant la dimension d'un carré. À partir de ce fragment du corps, et au moyen d'une formule proportionnelle, il est possible de mesurer le corps dans son entier. Il en résulte une grille (2) de 19 carrés de hauteur. Cette grille, traversée en son centre par l'intersection de deux plans permet, par une suite de projections, que le corps soit reproduit à une dimension architectonique.L'élément de synthèse du canon grec est le bras (3). Une mesure obtenue à partir du calcul de la distance séparant les extrémités de chacune des mains, les bras étant étendus latéralement, de chaque côté du corps, et tenus à la hauteur des épaules. Cette mesure correspond à la distance séparant la plante des pieds et le sommet de la tête. Cette mesure est explicitement reprise dans le canon de Leonardo da Vinci où le corps, avec cette position de bras étendus, est contenu dans un carré. (4) Dans le canon grec, tout autant que dans celui de Leonardo, l'unité de mesure c'est le corps dans son entier. En ce sens, ces deux exemples diffèrent du canon égyptien où le corps est perçu comme un microcosme transitoire et non pas comme un microcosme initial qui nous conduirait à la compréhension d'un microcosme encore plus grand. Dans la culture grecque, et par la suite dans celle de la Renaissance, le corps est devenu le centre de tout.La donnée structurelle de base, c'est-à-dire le carré, est récurrente dans les trois cultures, ce qui n'est pas le cas du mode de représentation influencé par la manière de voir et de percevoir le corps. Le modèle d'Alberti, conçu au début du quinzième siècle, illustre l'importance de ce sens qu'est la vue. Il s'agit d'une grille à partir de laquelle il est possible de représenter le corps comme il apparaît et non pas comme il est. Cet instrument ajoute la perspective au modèle égyptien.(5) Il est important de noter que chacun de ces canons donne des réponses différentes malgré un seul et même objectif et que les unités de base menant à ces systèmes de mesure varient d'une culture à l'autre. Cette diversité provient de la disparité des matrices culturelles, analytiques ou symboliques, qui ont donné naissance à ces différents canons. Le canon n'a donc pas un caractère universel.Dans toutes les cultures, le canon est plus qu'un simple instrument ou système de mesure utile à la reproduction du corps. Il exprime aussi l'être, c'est-à-dire ce qui est insaisissable. Un élément qui ne peut être représenté qu'au moyen d'une codification de la forme. Cette codification, diffère dans chacune des cultures, devient instrumentale dans l'expression d'une spiritualité en lien avec le corps.Dans les canons de la civilisation grecque et de la Renaissance, l'élément formel est considéré comme supérieur à la composante spirituelle; le corps prévaut sur l'être. Le canon égyptien constitue un moyen terme, marqué par un juste équilibre entre esprit et matière. Pour cette raison, le canon égyptien est plus proche des canons qui ont émergé dans d'autres cultures où l'intensité spirituelle du corps s'exprime par une abstraction formelle.Dans la culture japonaise, par exemple, le canon est aussi conçu comme un '"harnachement" du corps dans une grille. Cette grille n'est plus régulière, mais répond au besoin de laisser émerger les parties du corps qui sont spirituellement pertinentes dans une sorte d'abstraction hiérarchique. Cette forme d'abstraction prend la forme d'une grille dont le centre est occupé par deux triangles isocèles et superposés, dont les pointes sont orientées en sens inverse.(6) De manière similaire, mais sans cette valeur hiérarchique attribuée aux parties du corps, nous avons le canon de la statuaire de Baulé, sur la Côte d'Ivoire. Similaire, en ce sens qu'il distingue différentes zones du corps qu'il pose cependant comme équivalentes. Ce canon est en fait fondé sur l'abstraction de trois grandes formes ovales comprenant: la tête et la nuque, la poitrine, les bras et l'abdomen puis le pelvis et les jambes. (7) Dans ces deux derniers modèles de canons la représentation corporelle est soumise à l'abstraction formelle.Il faudrait ajouter ici le Modulor de Le Corbusier (8) qui, de la même manière que le canon égyptien, organise les différentes parties du corps à partir d'un fragment de ce dernier. Dans le Modulor, la relation canonique entre les parties est caractérisée par une conception architectonique et par une séquence ascendante visant un microcosme ultime, c'est-à-dire l'universalité. Bien plus, le principe de ce système reprend les séries numériques de Fibonacci où chaque figure obtenue provient du résultat de la somme de la figure précédente: 1+1=2; 2+1=3; 3+2=5; 5+3=8; ... ce qui revient au principe d'une séquence de microcosmes.Dans sa capacité de synthèse abstraite, le Modulor est plus proche des formes d'abstraction plus radicales qui s'apparentent à la pensée primitive ou l'abstrait coïncide avec le symbolique. On pourrait ici citer en exemple les cultures autochtones d'Amérique - tel qu'illustré par le portrait d'un hàchina de la culture Hopi (9) - ou celle des aborigènes australiens (10). Ce canon n'est plus fondé sur la mesure, mais plutôt sur la codification symbolique de ce qui n'est plus le corps, de ce qui est uniquement l'être.Pour comprendre cette distance entre l'abstraction et le symbole, j'aimerais proposer l'illustration d'un lien possible entre ces deux types de canon: une sculpture (11), unique en son genre, qui fut découverte à Rurutu (Îles australes) et qui représente une divinité. Le corps de la divinité est composé de nombreux petits corps distribués en divers points présentant une pertinence symbolique: les sens, le nombril, les coudes, les genoux, etc.Dans cette sculpture, le microcosme et le macrocosme se présentent comme inséparables, de la même façon qu'est exprimée de manière efficace la relation de l'être humain avec le divin.Ainsi, il y aurait trois différents types de canon: formel, abstrait et symbolique. Ces canons, qui ont émergé pendant des périodes historiques éloignées, sont le point de rencontre ou la synthèse (de même que l'expression) de chaque matrice culturelle enracinée dans les diverses formes de regroupement humain.Cette interprétation n'implique pas l'immuabilité du canon, qui change selon la spiritualité d'une période historique particulière et même au sein d'une même culture. Le canon médiéval européen ne peut être le même que celui de la Renaissance, tout comme est différente la spiritualité relative à chaque période. Les trois types de canon montrent le caractère qui prévaut dans une culture spécifique et à une période particulière. En outre, le canon n'a pas un caractère absolu et cette classification n'exclut en rien de possibles croisements entre le canon formel, l'abstrait et le symbolique.

Le corps fragmenté
Se déplaçant d'un point de vue purement artistique à un point de vue anthropologique, je ferais une distinction entre les formes de groupements culturels dont j'ai déjà parlé plus haut, ceux dont les canons ont un sens constructif (les canons analysés jusqu'à maintenant tombent dans cette catégorie) et ceux qui ont plutôt un sens déconstructif.Parmi les premiers, on doit mentionner l'organisation structurelle de l'unité sociale chez les Dogons, qui reproduit un corps humain de la manière suivante : la partie correspondant à la tête représente l'organisation territoriale et le reste, le pelvis et les épaules puis les coudes et les genoux, représentent les ancêtres. S'il est possible ici de parler de canon, il est clair que ce dernier inclut, au sein d'une seule et même sphère, le matériel (l'organisation territoriale) et le spirituel (les ancêtres). (12) Le même principe prévaut pour les enceintes anthropomorphiques des Fali, au Cameroun. Dans ce type d'habitat, le canon est conçu en tenant compte à la fois de la dimension masculine et de la dimension féminine. (13) Dans les formes de groupements humains que l'on pourrait mettre en relation avec le canon déconstructif, il est très intéressant de constater les liens existant entre la culture du groupe et le corps de l'animal de référence (ces animaux qui ont assuré la survivance de telles cultures). Citons à cet égard les règles qui régissent la division du corps d'une baleine chez les chasseurs Inuits. (14) Chaque petite partie du corps de l'animal est distribué selon la valeur de chaque individu ou le rôle qu'il joue dans sa collectivité.Par contre, dans la culture occidentale, les critères devant régir cette distribution correspondent uniquement à une valeur économique que l'on attribue, par exemple, à chacune des parties du corps d'un veau dépecé. La valeur culturelle telle qu'elle apparaît dans la tribu Inuit n'est plus applicable. (15) La composition d'une totalité à partir de l'agrégation de parties individuelles - tel qu'on le voit dans le canon artistique, dont nous avons traité dans le chapitre précédent, ou dans le canon anthropologique, c'est-à-dire constructif - est en fait l'équivalent de la décomposition de cette même totalité en parties distinctes (canon déconstructif). Ni l'entité unifiée, ni l'entité divisée ne modifie son essence originelle. (a)Au moment de dépecer le corps de l'animal, les liens qui unissent les individus d'une même communauté se révèlent dans la valeur collective qu'acquiert ce corps. On se retrouve donc encore une fois devant une synthèse, ou canon, qui fournit les éléments de reconnaissance qui seront utilisés pour l'intégration des individus dans un groupe culturel (ou corps culturel) tel qu'on le constate dans ces formes de regroupement qui appartiennent au canon constructif.

Un canon pour le troisième millénaire
Nobody's Body, exposé à Reus, fait partie d'un projet intitulé What's new in my new continent? (continent=corps) et qui a été développé au cours d'une période de trois ans. La pièce Out of sense (1998), qui fut exposée à la galerie 2RC de Rome en 1999, et Fragments (1999) font également partie de ce projet. Cette recherche sera poussée plus avant dans le cadre d'un projet présenté à La Chambre blanche, au Québec, en 2001.Nobody´s Body est une tentative de synthèse visant la définition d'un canon en accord avec les présupposés culturels à partir desquels s'ouvre le troisième millénaire.Un canon qui veut saisir l'être, puisqu'il est l'expression du contexte culturel où il prend forme. Un canon qui est stimulé par le contexte extérieur et qui réapparaît par la suite sous la forme de l'expérience, du développement personnel (b), utile à la transformation individuelle et, conséquemment, au changement du contexte dans lequel l'être réside.Un canon visant la dissolution du corps et, conséquemment, lui conférant une dimension d'ouverture. Nous pourrions à la limite dire qu'il s'agit d'une amplification du corps, de sa prolifération, et, inévitablement, de sa rencontre et de sa fusion avec le corps de l'autre. Notre corps ne nous appartient pas et son action est en quelque sorte une extension du corps de l'autre. Comme sont les corps nébuleux dans le ciel, ces constructions humaines appelées Castells (Châteaux) que l'on retrouve lors des fêtes en Catalogne (16) ou les habitations circulaires des Indiens Yanoama. (17) Un canon visant la dilatation, l'expansion, l'élargissement et, pour finir, le débordement du corps dans l'espace qui nous environne, l'un et l'autre devenant le même être. Les deux partagent le même espace, un lieu où on peut circuler, que l'on peut traverser et modifier continuellement.Un canon pour le troisième millénaire dont la mesure soit la distance qui sépare l'être du corps, afin d'assumer une dimension atemporelle, au-delà du temps.

anton roca
Cesena, novembre 2002

a - Voir "Plecs" dans le catalogue Das Erd Projekt di anton roca. Danilo Montanari Editore/Imaginaria. Ravenna, 1998.
b - Voir Out of Sense. Catalogue de l'exposition tenue à la 2RC galerie. 2RC Edizioni d'Arte. Roma, 1999.

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