SOC/COS Lisanne Nadeau Au creux de sa langue maternelle, Anton Roca aura su trouver et nous dévoiler, par un habile subterfuge, la symétrie conceptuelle qui anime l'ensemble de son uvre. Dans le vaste éventail des matières et des signes qui tissent sa pratique, toute intervention semble en effet trouver sa motivation dans cet axe fondamental de sens : l'être/le corps. D'un même souffle, il est d'entrée de jeu essentiel de poser que tout l'uvre d'Anton Roca s'est engagé et s'engage encore aujourd'hui dans la poursuite d'une réflexion profonde sur l'identité du sujet contemporain où le corps demeure le véhicule privilégié. On pourra affirmer sans aucun doute que l'artiste nous convie, dans cette exposition toute récente, à un véritable retour aux sources, voire aux sources mêmes de ce questionnement qui l'habite encore et qui s'est élaboré avec une fascinante cohérence au cours des vingt dernières années. Retour temporel, certes, au moment où il revient dans cette ville qui a vu naître sa sensibilité et son langage visuels, mais également retour au cur même d'une pratique marquée par une maturité certaine et un désir d'exigence non encore assouvi. Travail de condensation, donc, de densification, où le Tinglado devient prétexte à revoir les bases, les traits essentiels de sa production. Investir l'espace du Tinglado, ici, à Tarragone, investir cet environnement culturel qui est le sien et cet espace physique chargé de mémoire et de connotations multiples, apparaît comme un moment-clé de ce long parcours, voire de cette quête dont nous pouvons constater l'étendue et la cohésion. Constat à la fois fidèle et extrêmement judicieux des principaux enjeux d'une production par ailleurs fertile et plurielle, SOC/COS nomme un vocabulaire, des stratégies, une grammaire, mais aussi les points d'ancrage d'un questionnement incessant. Il y a d'abord, surtout, le corps, des corps. Le sien, celui de l'artiste, et puis d'autres, auxquels il se rattache, auxquels il se colle et se fond et avec lesquels il négocie ses frontières. Il était indéniable que ces corps devaient prendre place, donner lieu à une suite de positionnements stratégiques. Anton Roca est venu habiter ce lieu du Tinglado, comme son ultime demeure. De la sorte, l'approche in situ de SOC/COS révèle l'adéquation profonde de cet espace avec le propos identitaire de l'uvre. Anton Roca a choisi de donner aux caractéristiques architecturales du Tinglado, à ces vastes espaces et à ces ouvertures monumentales, une valeur métaphorique. Comme si l'espace de l'ancien hangar portait dans sa structure même la possibilité de jouer un rôle instrumental dans l'élaboration sémantique de l'uvre. L'" accès à soi ", " l'espace intérieur ", sont autant d'images choisies et déterminantes qui conjuguent le lieu et qui viennent appuyer sa prise en compte. Depuis les toutes premières performances de l'artiste, réalisée dans les années 80, le corps est mis en scène comme élément-phare, borne essentielle, mais anonyme, dans la définition du territoire individuel. Le corps comme zone d'interaction, pôle d'attraction ou de répulsion. Le corps aussi comme seuil, lieu transitoire, à la fois moment d'incarnation et zone aux frontières fluctuantes, traversée de toute part par l'espace où il tente de se positionner, pour un temps. Il n'est pas étonnant, dans ce contexte, de voir le thème du déplacement devenir un leitmotiv. Et parmi tous ces corps évoqués, parmi ces états de transformation et de mouvance, on retrouvera cette image photographique du Détroit de Gibraltar et des Colonnes d'Ulysse, référence explicite à l'idée de mouvement, mais, plus spécifiquement, au concept de passage, marqué d'inconnu et de possible. Ainsi, cette image visuellement dépouillée, ce paysage à la fois simple et vaste, introduit presque subrepticement dans l'espace de l'uvre, est pourtant intensément chargé de sens. Un geste simple, donc, marqué par cet esprit de synthèse, cette densité déjà évoqué dans le contexte de cette exposition au Tinglado de Tarragone. Le Détroit de Gibraltar, transition entre l'Occident et l'Orient, et, par extension, entre le monde ancien et le nouveau-monde lieu mythique constituant en outre le point limite du voyage d'Ulysse. Cette image comme idée même de l'horizon à atteindre, un seuil signifiant, pour l'Occidental, pour l'Européen qu'est Anton Roca, l'acte même d'aller au-delà de soi. Anton Roca n'a-t-il pas, dans un autre contexte, travaillé avec l'image d'Ithaque? Du corps au paysage, c'est donc à une remarquable adéquation du géographique et de l'identitaire que l'artiste nous convie. Merveilleuse allégorie des départs incessants, d'une identité en mouvance, de ce paradoxal va-et-vient entre soi et l'autre, de retours et de fuites alternés. Dans l'acceptation de ces états bien saisissables, mais temporaires, qui marquent le parcours humain. Anton Roca a toujours pris le parti de s'engager, lui, comme corps identifiable, identifié, dans le mouvement de son uvre, de la nourrir de sa propre expérience. Cependant, aucune narration subjective ne surgira ici pas plus que par le passé. Le corps de l'artiste apparaît comme lieu sûr d'expérience première, point de vue choisi, seul point de vue possible, seul lieu possible de questionnement et de recherche. Non pas ce JE, non pas ce lieu d'énonciation, mais cette zone incontournable, pour l'artiste, à partir de laquelle questionner le monde. Le corps demeure alors partie prenante d'un processus de localisation temporaire. La projection vidéo en fondu enchaîné de visages aux traits raciaux distincts fait foi de cette traversée des apparences, au sein de ces corps tout en extériorité dont la finalité est mise en question. Ces corps qui, selon les termes mêmes de l'artiste, ne nous appartiennent pas, mais qui procèdent, par voies de contraste ou d'apparentement, à l'amplification des corps autres qui l'entourent. Corps transitoires, diaphanes, éphémères, ils prennent le parti de mutations infinies au sein même du sujet nomade. De l'ensemble de ce projet in situ, la proposition du vêtement-miroir ressort comme effet ultime de cette amplification des corps environnants. Le vêtement-miroir fut l'outil d'une manuvre urbaine conçue spécifiquement pour la présentation au Tinglado. Paradoxe d'un corps/être dont les mouvements seront repérables, se laissant imprégner de toutes parts, mais qui demeure inexorablement intouchable. Miroitement, forme dématérialisée, regard brouillé, voilà autant de signes de l'être/corps en transformation. Mais pouvons-nous encore ici, dans cette manuvre urbaine d'Anton Roca, prétendre à une corporalité résistante? Ne sommes-nous pas en présence d'une étendue d'espace, sans frontières. Un corps sans organes, un état d'espace en-deça même de la forme. Et on passera ici à une toute autre dichotomie : non plus la conjugaison de l'être/corps, mais la distinction têtue d'un corps et de sa peau, en tension l'un et l'autre. Cette surface non informée encore, c'est de l'étendue, une membrane dont la présence n'est qu'une interruption dans le parcours des choses. De l'intégration de la globalité environnante résulte cet étrange effet de repoussoir qu'on ne saurait éviter de réfléchir. Ce corps, celui du sujet-artiste, ne révèle que son désir de devenir un instrument à perception, plus spécifiquement, un instrument de la vision, du regard. Aucun autre sens. Une portion d'espace comme horizon mouvant. Quelle est l'identité de cet écran qui absorbe l'espace et le reflète tout à la fois? Dans le jeu de cette visualité désincarnée et atemporelle, le sujet s'oblitère. Dans l'effet envahissant d'un environnement grandiose et infini, le corps-repoussoir est avalé par l'espace. Et cet ébranlement du corps est également celui de toute territorialité. SOC/COS, effet de miroir, effet d'écran. Sur le vêtement porté, de multiples facettes miroitantes rappellent d'autres stratégies photographiques utilisées précédemment et retrouvées dans l'espace du Tinglado : l'image de multiples visages fragmentés et intégrés dans une nouvelle unité. Ici aussi on constate une dé-corporalité, une ouverture des limites, des frontières de ces visages/corps qui nous proposent un vaste champ coloré, mais illisible. Fuir la visagéité, c'est aussi fuir l'affirmation de l'être dans sa subjectivité. Et si Anton Roca assurait ici le passage du visage au paysage? Paysage : ce cadrement subjectif de la nature à l'état brut, toujours plus vaste que soi. Sur le corps-miroir, tout comme sur les visages éclatés et entrelacés, l'il frappe à la surface et se plaît à déambuler dans l'étendue non nommée de l'être, à sa périphérie. Le corps que nous propose aujourd'hui Anton Roca joue ainsi à sa perte.. Il était limite relationnelle, il devient concrétion passagère dans l'étendue des circulations et des espaces. Et le Tinglado, point d'ancrage momentané, au cur du port de Tarragone, cette grande porte vers la mer, ne pouvait constituer meilleur écrin pour cette identité, et le corps qui en véhicule les signes.
|